Les rapports entre le logiciel libre et l’argent sont complexes, essentiellement parce que le Libre partage avec des philosophies anti capitaliste un point commun essentiel, celui de la remise en cause d’un droit jugé fondamental, le droit de propriété.
Mais la propriété que le Libre remet en cause est bien plus restreinte que celle que Marx avait pour projet d’abolir : il ne s’agit que de celle touchant à un code informatique, et contrairement à Marx, le Libre n’a nullement pour intention d’empêcher qui que ce soit d’être propriétaire, il revendique juste celui de ne pas l’être pour la valeur qu’il produit.
Les biens – le code – qu’il produit, ou que plus exactement les communautés qui l’anime enrichissent jour après jour, sont la propriété de tous, sans qu’il soit permit pour autant d’en faire n’importe quoi : juridiquement, la valeur ainsi créée est strictement encadrée. Le Logiciel Libre est aussi – comme toute philosophie politique appliquée – une construction juridique, en parfaite cohérence avec les diverses juridictions en place à travers le monde.
Contrairement à Marx, là encore, cette révision de la notion de propriété ne nécessite pas du tout d’abolir le système capitaliste pour exister, il s’en accommode parfaitement, pire, il sait en tirer parti pour le plus grand bénéfice de ses adeptes.
Les rapports avec les théories de Karl Marx vont plus loin encore et pourraient faire l’objet d’un livre, tant ils en valident certains aspects et en anéantissent d’autres. L’une des idées posées dans ‘Le Capital’ est l’attention particulière portée à la circulation du capital, à l’origine de la création de richesse, sous forme de marchandises résultantes d’un travail. La monnaie, concept immatériel et virtuel s’il en est (surtout depuis Bretton Woods) n’étant là finalement que pour permettre de comparer les marchandises – et d’échanger, donc de faire circuler – ce qui autrement nécessiterait le troc, beaucoup plus lent car necessitant, prélablement à l’échange et à la circulation, une adéquation entre une offre et une demande. L’argent joue un rôle de fluidification des échanges en passant par la virtualisation qu’est la monnaie, et du coup accélère la création de richesse.
Avec le logiciel Libre, la fonction de virtualisation de la valeur matérialisée dans un bien passe un cap supplémentaire puisque la marchandise elle même est virtuelle. Nul besoin de recourir à la monnaie pour fluidifier les échanges et la circulation des biens, cette abstraction supplémentaire se double d’une caractéristique unique propre au numérique qui fait que la production d’un bien en quantité n’a pour ainsi dire aucun coût. Produire un million de Ford T représentait pour Frederick Winslow Taylor une dépense qu’il s’agissait d’optimiser, quand il s’agit de ‘produire’ un million d’exemplaire d’Ubuntu, ce n’est qu’un problème de bande passante qui ne coûte pas grand chose.
Nous sommes qui plus est – dans le virtuel – dans ce que l’on appelle l’économie de l’abondance. Rien n’oblige a échanger un bien contre un autre, vu que ceux-ci se dupliquent sans soucis et sans coûts.
Bref, les règles de base qui font l’économie étant fondamentalement différentes, appliquer les règles d’hier – ce que fait encore aujourd’hui le logiciel propriétaire – n’est pas, loin s’en faut, une utilisation optimale de l’environnement et de ses ressources, surtout si le but est de créer non pas le plus de valeur du coté des propriétaires mais de réequilibrer au profit des travailleurs (j’arrête là avec mon vocabulaire Marxiste, on va finir par croire que je suis communiste).
Show me the money
Si l’argent n’a plus sa place comme fluidificateur des échanges de marchandise en vue de produire de la valeur, il n’en reste pas moins que tout travail mérite salaire, histoire de passer de la théorie économique à la conversation de bistro. Là, ça se complique.
La marchandise qui circule dans l’économie du Libre n’est pas, la plupart du temps, un produit fini. PHP, SugarCRM ou Drupal ne sont pas des produits finis, ils nécessitent un travail additionnel pour créer de la valeur (un site web, un système de gestion de clientèle, ou autre chose), et c’est là que se situe l’opportunité économique.
Si vous voulez créer de la valeur avec tout cela, il faudra réinjecter du travail, dont vous récupérerez une partie sous forme d’argent, et dont une partie peut être réinjectée dans le bien commun, l’outil de production : le code, auquel vous êtes appelé à contribuer.
On a là un sérieux déplacement de la création de valeur, qui se rapproche – par rapport à une économie industrielle classique – de celui qui travaille, sans pour autant empêcher la mise en place d’un écosystème économique tout ce qu’il y a de plus capitaliste. La valeur, là encore, pouvant être produite soit par le travail, soit par la fluidification de la circulation de ce qui le rend possible, ce qui englobe aussi bien la startup qui va construire son produit sur du Libre tout en y contribuant que la société commerciale proposant des services informatiques qui va fluidifier le rapport entre l’offre et la demande, en passant par l’indépendant qui réalisera un site web sur la base d’un CMS open source.
Vous noterez au passage que les produits Libres ‘finis’ n’ont pas vraiment de potentiel de création de valeur au sein de la communauté du Libre. LibreOffice, Fedora ou Firefox créeront, eux, de la valeur dans d’autres écosystèmes (et surtout de la sécurité et de la transparence, mais c’est une autre histoire). Ces produits Libres là n’ont pas de potentiel pour faire décoller l’écosystème du Libre, ou très peu (ils sont utiles cependant pour ce qui est d’évangéliser).
Développer cette économie propre au Libre revient à fluidifier tout cela et augmenter le plus possible la valeur créée par le travail, et donc les compétences relatives aux produits intermédiaires (non finis), quitte à ‘subventionner’ la fluidité apportée par le rapprochement entre l’offre et la demande, ceci si le but est de créer de l’emploi et de l’employabilité (c’est à dire d’augmenter la qualification des travailleurs).
Un qualification de la main d’oeuvre sérieusement boostée, au passage, depuis l’époque où cela consistait à former des ouvriers à la chaîne. Il faudra également s’efforcer de trouver des débouchés commerciaux à l’ensemble, en s’efforçant d’orienter la formation en fonction des besoins du marché (ça change du discours Marxiste du début de l’article, n’est-ce pas ?).
On serait tenté d’imaginer un monde où toute la valeur reviendrait aux travailleurs (du Libre aujourd’hui, ou des Kolkhozes d’hier), mais la nature de l’homme étant ce qu’elle est – individualiste par essence, au mieux tribal – ainsi que les multiples itérations du communisme au XXe siècle, ont montré que cela pourrait marcher à merveille pour peu que l’on se débarrasse d’un bug fondamental : l’être humain. Beaucoup s’y sont employés, de Staline a Pol Pot, mais les résultats ont été pour le moins décevants, tant en ce qui concerne la valeur crée que le respect des droits de l’homme.
Il faut donc se résoudre à adopter ce qui marche, l’homme, dans toute sa diversité, et à l’inclure dans cet écosystème. Admettre qu’il se trouve parmi eux une bonne proportion qui chercheront à optimiser les revenus qu’ils tireront du système, et se rassurer en constatant que celui-ci (le système économique créé par le Libre) possède des vertus intrinsèques qui orientent, quoi qu’il arrive, les richesses créées vers ceux qui travaillent.
En clair, le système crée plus d’emploi et de qualification du fait de la moindre importance accordée à l’argent pour le faire fonctionner, sans pour autant rendre impossible – loin de là – l’utilisation de l’argent en tant que tel à des fins spéculatives, si tant est qu’il soit utilisé pour fluidifier l’une des fonctions du système ou de son interaction avec d’autres systèmes économiques, ce qui est, même pour un communiste, un moindre mal.
Investir (dans) le Libre
La question de l’investissement dans cet écosystème peut se poser, du coup, sous la forme de la fluidification des échanges qui y prennent place. Du coté d’un investisseur privé, les règles changent légèrement, mais ils s’y retrouvent très bien, le cours de bourse de Google est là pour le confirmer. A la fois entreprise privée et gros contributeur du logiciel Libre, Google, tout comme Facebook et bien d’autres, montrent que des économies hybrides sont parfaitement viables, et qu’il est fort possible de créer énormément de valeur tout en contribuant à la constitution d’un bien public, dans une proportion laissée à la discrétion de chacun. Des ‘pure players’ comme Mozilla se sont eux abstraits de tout système économique… ou presque, puisqu’une bonne part des revenus de Mozilla viennent… des pubs Google, démontrant ainsi que le système, in vitro, n’a pas de viabilité intrinsèque si on le coupe de ceux qui ont un pied dans le business.
Du coté de l’investissement public, le problème est d’une toute autre nature. Là où l’éducation et les avantages fiscaux sont des moteurs essentiels de l’économie d’hier, destinés à générer des revenus supplémentaires pour l’Etat et, accessoirement, des emplois – un effet collatéral bienvenue -, le développement de l’économie propre au Libre devra miser sur autre chose.
Si l’éducation reste indispensable, il s’agira de ne surtout pas négliger la formation permanente, car les savoirs qui rendent le travail possible dans cet écosystème sont en évolution constante, rendant le système éducatif inopérant s’il se borne à faire ingérer des connaissances, celles-ci étant par nature en grande partie caduques à peine les élèves arrivés sur la marché du travail. L’éducation étant par nature effectuée par des profs, s’appuyer sur ce système pour remplir cette tâche est – en informatique – une boucle sans fin : il faudrait former les profs en permanence, afin que ceux-ci forment les travailleurs en permanence, et réviser perpétuellement la formation et le système. Une agilité qu’il serait ridicule d’attendre d’un système éducatif, ou même d’un quelconque système basé sur une verticalité dans la distribution des savoirs.
En recadrant le système éducatif sur l’apprentissage non plus seulement de connaissances, mais sur la capacité à apprendre, et en laissant une partie l’apprentissage de connaissances aux main de systèmes plus agiles, on a toutes les chances de créer plus de valeur, ce qui, rappelons le, se traduit bien plus que dans tout autre système économique, en emplois et en employabilité. Reste à développer un système apte à disséminer les connaissances et les mettre à jour en permanence, et qui saura lui-même se transformer et s’adapter en permanence aux évolutions constante de son objet : les technologies.
On a une petite idée, vous vous en doutez. La suite au prochain épisode
Ravi de pouvoir te lire de nouveau ici, Fabrice !
On trouve chez le Marx d’hier de quoi nourrir les réflexions de demain.
L’économie du Libre nourrit cet écosystème technologique en perpétuel évolution.
Tout reste à faire, et c’est de la valeur qu’il s’en dégagera qu’on fondra les modèles économiques de demain !
Reste juste à convaincre les actionnaires… fastoche !
LULZ /-)
Merci pour cet article qui me semble un très bon résumé et excellent point de départ pour une réflexion ou argumentation contre le crétinisme économique.
Tout d’abord, content de te relire, depuis la fermeture de rwwfr (enfin, je t’ai vu plus récemment en vidéo).
Ce que tu écris à propos du lien entre l’économie et les biens non-rivaux rejoint un de mes récents billets : L’abondance contre l’économie.
Ne penses-tu pas qu’une solution à envisager serait le revenu de base ?
J’ai peur que le revenu de base comme solution universelle à tout et n’importe quoi soit un gros leurre