Au delà de la fabuleuse histoire de Bitcoin que vous propose Fhimt.com aujourd’hui, le concept et les bases technologiques posées par son invention et la première expérimentation « grandeur nature » d’une monnaie P2P chiffrée de ce type dessine un avenir pour l’industrie bancaire – qu’il s’agisse des banques privées ou des banques centrales – aussi radieux que celui que le P2P annonçait à l’industrie du disque lors de son apparition, à la fin des années 90.
Rares sont les politiques à réaliser l’importance de cette profonde disruption à venir sur l’économie et la finance, mais l’adoption massive – d’ici une dizaine d’années – de telles monnaies, impose des réformes, notamment en matière de politiques fiscales, qui font apparaitre des concepts comme le ‘revenu de vie‘ comme la seule voie possible pour un Etat qui souhaiterait à l’avenir continuer à lever des impôts.
Pour un pays doté d’une monnaie non convertible comme la Tunisie, l’arrivée de telles monnaies sonne – a terme - le glas de l’isolationisme monétaire.
Le 1er novembre 2008, un internaute dénommé Satoshi Nakamoto publia un rapport de recherche dans une obscure liste de discussion dédiée au chiffrement décrivant sa conception d’une nouvelle monnaie numérique qu’il appela Bitcoin. Aucun des vétérans de cette liste de discussion n’avait entendu parler de lui jusque là, et les informations que l’on pouvait glaner à son sujet étaient parcellaires et contradictoires.
Dans un profil en ligne, il disait vivre au Japon. Son adresse de courriel était fournie par un service gratuit Allemand. Une recherche Google sur son nom ne renvoyait aucune information pertinente ; il s’agissait clairement d’un pseudonyme. Mais quand bien même Nakamoto lui-même serait une énigme, sa création n’en résolvait pas moins un problème qui avait déconcerté les cryptographes pendant des décennies.
L’idée d’une monnaie numérique — pratique et intraçable, libérée de la surveillance des gouvernements et des banques — était un sujet d’actualité depuis la naissance d’Internet. Les « cypherpunks », le mouvement des cryptographes libertaires dans les années 1990, s’étaient beaucoup penchés sur le projet. Cependant, tous les efforts pour créer une monnaie virtuelle avaient échoué.
ECash, un système anonyme lancé au début des années 90 par le cryptographe David Chaum échoua en partie à cause de sa dépendance aux infrastructures gouvernementales et aux sociétés de paiement par carte bancaire. Dans le sillon d’ECash, d’autres initiatives émergèrent (bit gold, RPOW, b-money) mais aucune d’entre elles ne décolla véritablement.
L’un des principaux défis auxquels la conception d’une monnaie numérique doit faire face consiste en ce que l’on appelle le problème de la « double dépense ». En effet, si l’on considère qu’un dollar virtuel est juste une donnée, libérée des contraintes matérielles liées au papier et au métal, qu’est ce qui empêcherait les gens de copier et coller cette information, telle un simple bout de texte, et donc de la « dépenser » autant qu’ils le souhaitent ?
La réponse conventionnelle consiste à faire appel à un guichet unique tenant à jour un registre en temps réel de toutes les transactions – permettant de s’assurer que, si quelqu’un dépense son dernier dollar numérique, il ne puisse pas le dépenser à nouveau. Le registre empêche la fraude, mais il requiert également un tiers de confiance pour l’administrer.
Bitcoin se débarrassa du tiers de confiance en utilisant une version distribuée du registre, ce que Nakamoto appelait une « chaîne de blocs ». Les volontaires, autorisant l’utilisation d’un peu de la puissance processeur de leurs machines pour faire tourner un logiciel spécifique, seraient appelés les « mineurs » et formeraient un réseau permettant de faire foncitonner collectivement la « chaîne de blocs ». Ce faisant, ils créeraient également de la monnaie.
Les transactions seraient diffusées sur le réseau, et les ordinateurs faisant tourner le programme rivaliseraient pour résoudre des énigmes cryptographiques irréversibles contenant des données provenant de plusieurs transactions. Le premier « mineur » à résoudre chacune des énigmes se verrait attribuer 50 nouveaux bitcoins, et le bloc de transactions associé serait ajouté à la chaîne.
La difficulté de chaque énigme augmenterait en même temps que le nombre de mineurs, ce qui maintiendrait le rythme de production d’un bloc de transactions à environ une unité toutes les 10 minutes. De plus, l’importance de la prime accordée pour chaque bloc résolu serait divisée par deux tous les 210.000 blocs, passant de 50 bitcoins à 25, puis de 25 à 12,5, etc. Aux alentours de l’année 2140, la valeur de la monnaie atteindrait sa limite préétablie de 21 millions de bitcoins.
Quand le papier de Nakamoto est sorti, en 2008, la confiance dans la capacité des gouvernements et des banques à gérer l’économie et la masse monétaire était au plus bas. Le gouvernement des Etats-Unis alimentait Wall Street et l’industrie automobile de Detroit en dollars. La Réserve Fédérale introduisait la « facilitation quantitative », ce qui consistait principalement à faire marcher la planche à billets de façon à stimuler l’économie.
Le prix de l’or augmentait. Bitcoin, lui, ne nécessitait pas d’accorder sa confiance aux politiciens ou aux financiers qui avaient provoqué le naufrage économique – juste de faire confiance aux algorithmes élégants de Nakamoto. Non seulement le registre public de bitcoin semblait protéger de la fraude, mais la quantité prédéterminée de monnaie numérique permettait de prédire le rythme de son approvisionnement, totalement immune aux banquiers ravis de faire marcher la planche à billets, et à une hyperinflation digne de la République de Weimar.
Nakamoto lui-même « mina » les 50 premiers bitcoins – ce qui fut ensuite connu sous le nom de « bloc de genèse » – le 3 janvier 2009. Pendant environ un an, sa création resta confinée à un petit groupe de précurseurs. Mais petit à petit, l’idée de Bitcoin se diffusa au-delà du petit monde de la cryptographie, pour finir par être salué par certains des plus grands spécialistes de la monnaie numérique.
Wei Dai, l’inventeur de la « b-money », qualifie bitcoin de « très important » ; Nick Szabo, créateur de « bit gold », de « grande contribution pour le monde », et Hal Finney, l’éminent cryptographe inventeur de RPOW, affirme qu’il s’agit là d’un « bouleversement potentiel ». L’Electronic Frontier Foundation, qui milite pour la vie privée dans la sphère numérique, a fini par accepter les dons dans cette monnaire alternative.
Le petit groupe des utilisateurs initiaux de bitcoin ont tous partagé l’esprit commautaire d’un projet open source. Gavin Andresen, un programmeur de Nouvelle Angleterre, acheta 10.000 bitcoins et créa un site appelé « Bitcoin Faucet » (le « Robinet à Bitcoins », NDT) sur lequel il en fit don, juste pour le plaisir. Laszlo Hanyecz, un programmeur de Floride, réalisa ce que les « bitcoiners » considèrent comme la première transaction bitcoin du monde réel, s’achetant deux pizzas de chez Papa John’s avec 10.000 bitcoins. (Il envoya les bitcoins à un volontaire en Angleterre, qui utilisa ensuite un paiement par carte bancaire par delà l’océan Atlantique). Un fermier du Massachussetts dénommé David Forster commenca à accepter les bitcoins pour le règlement de chaussettes en alpaga.
Lorsqu’ils n’étaient pas occupés à « miner », les fidèles essayaient de résoudre le mystère de l’homme qu’ils appelaient simplement Satoshi. Sur un canal IRC dédié à Bitcoin, quelqu’un fit remarquer solennellement qu’en japonais, Satoshi signifie « sage ». Quelqu’un d’autre se demanda si le nom ne pouvait pas tout simplement être un mot-valise futé comprenant les noms de quatre compagnies technologiques : SAmsung, TOSHIba, NAKAmichi et MOTOrola. Il est même probable que Nakamoto n’ait jamais été japonais. Son anglais était impeccable, d’un style idiomatique digne d’un locuteur natif.
Il fut suggéré que, peut-être, Nakamoto n’était pas un homme, mais un groupe mystérieux au dessein obscur, une équipe de chez Google, peut-être, ou la National Security Agency. « J’ai échangé quelques courriels avec Satoshi, qui qu’il soit », dit Hanyecz, qui fit partie du petit noyau de développeurs de Bitcoin pendant un moment. « J’ai toujours eu l’impression qu’il ne s’agissait pas d’une vraie personne. J’avais des réponses une fois toutes les deux semaines, comme si quelqu’un se contentait de vérifier la boîte mail de temps en temps. Bitcoin est sacrément bien conçu pour être le fruit du travail d’un seul homme.
Nakamoto en disait peu sur lui-même, limitant ses propos aux discussions techniques à propos de son code source. Le 5 décembre 2010, après que des « bitcoiners » demandèrent à Wikileaks d’accepter les donations en bitcoins, Nakamoto, habituellement peu disert et ne parlant que boutique, devint très véhément. « Non, ne le faites pas », écrivit-il dans un message sur le forum bitcoin. « Le projet doit croître graduellement de façon à renforcer le logiciel au fur et à mesure. Je demande à Wikileaks de ne pas essayer d’utiliser bitcoin. Bitcoin est une petite communauté encore très jeune. Vous n’obtiendriez pas beaucoup plus que de l’argent de poche, et à ce stade, les remous que vous produiriez nous détruirait. »
Puis, aussi soudainement qu’il était apparu, Nakamoto disparut. À 18h22 UTC le 12 décembre, sept jours après son plaidoyer à l’encontre de Wikileaks, Nakamoto posta son dernier message sur le forum bitcoin, à propos de petits détails dans la dernière version du logiciel. Ses réponses par courriel devinrent plus irrégulières, puis stoppèrent totalement.
Andresen, qui avait pris le rôle de développeur en chef, était alors l’une des rares personnes avec qui il communiquait encore. Le 26 avril, il indiqua aux développeurs : « Satoshi a suggéré ce matin que je (nous) essayions de diminuer l’importance de cette histoire de « mysterieux fondateur » quand nous parlons de Bitcoin en public. » Enfin, Nakatomo arrêta même de répondre aux emails d’Andersen. Les utilisateurs de Bitcoin se demandèrent pourquoi il les avait abandonnés. Mais à ce stade, sa création avait déjà commencé à vivre sa propre vie.
« Les aficionados de Bitcoin sont presque des évangélistes » dit Bruce Wagner. « Ils reconnaissent la beauté de cette technologie. C’est un vaste mouvement. Presque comme une religion. Sur le forum, vous verrez l’état d’esprit. Ce n’est pas seulement du moi, moi, moi. Il s’agit de l’amélioration de Bitcoin. »
Un matin de juillet, Wagner, dont l’énergie juvénile et les cheveux teints en noir Pantone induisent en erreur sur ses 50 ans, est assis dans son bureau à OnlyOneTV, une startup de télévision par Internet basée à Manhattan. En seulement quelques mois, il est devenu le missionnaire évangéliste en chef de Bitcoin. Il organise le Bitcoin Show, un programme sur OnlyOneTV dans lequel il promeut la nouvelle monnaie et interviewe des personnalités du monde Bitcoin.
Il coordonne le groupe de rencontres IRL et se prépare à accueillir la première conférence mondiale sur Bitcoin en août. « J’étais obnubilé par Bitcoin et n’ai pas mangé ou dormi pendant 5 jours, » dit-il en commentant le moment où il a découvert Bitcoin. « C’était Bitcoin, Bitcoin, Bitcoin, comme si c’était une drogue dure ! »
Wagner pèse ses mots. Tandis que Bitcoin est pour lui « la nouveauté technologique la plus excitante depuis Internet », eBay s’apparente plutôt à « une industrie vampire géante » et la liberté d’expression à « un mythe populaire ». Son excitation n’est pas en reste à l’évocation de l’avenir de Bitcoin. « Je savais que ce n’était pas un titre [boursier] et qu’il n’oscillerait pas », explique-t-il. « Il allait plutôt monter sans cesse. »
Il eut raison pendant un certain temps. De 2009 à début 2010, les bitcoins n’avaient aucune valeur, et durant les six mois qui suivirent les premiers échanges en avril 2010, la valeur d’un bitcoin resta en dessous de 14 cents. Puis, alors que la monnaie devenait plus attractive à l’été 2010, l’augmentation de la demande sur une offre limitée entraîna les premiers mouvements. Début novembre, la monnaie atteint son pic à 36 cents avant de redescendre vers 29 cents. En février 2011, la valeur remonta à nouveau et atteind, comme le remarqua Slashdot, une « parité avec le dollar » ; la valeur de 1,06 dollar fut ensuite atteinte avant de se stabiliser autour de 87 cents.
À l’automne, et notamment grâce à l’effet catalytique d’un article très consulté de Forbes sur la « crypto-monnaie », le cours explosa. De début avril à fin mai, le taux de change pour un bitcoin passa de 86 cents à 8,89 dollars. Puis, après que Gawker publia un article le 1er juin sur la popularité de cette devise auprès des trafiquants de drogue en ligne, il tripla en une semaine, frisant les 27 dollars.
La valeur sur le marché de tous les bitcoins en circulation approchait désormais les 130 millions de dollars. Un résident du Tennessee répondant au pseudonyme de KnightMB, qui possédait 371 000 bitcoins, devint soudainement l’homme le plus riche de la planète Bitcoin, avec une fortune de 10 millions de dollars. Quant à la valeur de ces 10 000 bitcoins avec lesquels Hanyecz avait acheté une pizza, elle atteint 272 329 dollars. « Je ne le regrette pas pour autant », dit-il. « C’était une très bonne pizza. »
Bitcoin attirait une attention normalement réservée aux introductions en Bourse de l’extravagante Silicon Valley et aux lancements des produits d’Apple. Dans son émission diffusée sur Internet, l’entrepreneur et journaliste Jason Calacanis en parle comme d’un « changement majeur » et comme « une des choses les plus intéressantes qu’il ait vues en 20 ans dans le business de haute technologie ». Fred Wilson, un important investisseur en capital-risque, annonça alors que les « bouleversements sociétaux » seraient les prochains grands évènements sur Internet, et les quatre exemples qu’il en a donné étaient Wikileaks, le hack de Playstation, le printemps arabe et Bitcoin.
Andresen, le programmeur, accepta une invitation de la CIA à venir à Langley, en Virginie, pour parler de cette monnaie. Rick Falkvinge, le fondateur du Parti Pirate suédois (dont le coeur du programme inclut l’abolition du système des brevets), a annoncé qu’il convertissait toutes ses économies en bitcoins.
L’avenir semblait radieux et ouvert à toutes les possibilités pour Bitcoin. Mark Suppes, un inventeur qui construisait alors un réacteur à fusion dans un loft de Brooklyn avec des pièces achetées sur eBay, se mit à travailler sur la conversion d’un vieux distributeur de billets afin qu’il puisse distribuer du liquide en bitcoins. Sur l’ « Internet secret » (le réseau invisible de sites accessibles aux ordinateurs utilisant le logiciel d’anonymisation Tor), le site de marché noir et gris Silk Road promut le bitcoin monnaie du réseau, rendant possible l’achat en bitcoin de tous types de biens, allant de la Purple Haze [une variété de canabis] aux sucettes en passant par des kits de conversion de fusils en mitrailleuses.
Un jeune utilisateur de Bitcoin, The Real Plato (le vrai Platon), fit entrer Sur la route, le roman de Jack Kerouac, dans le troisième millénaire en ouvrant un blog vidéo dans lequel il relatait un voyage en voiture à travers l’Amérique durant lequel il ne dépensa que des bitcoins. Parmi les fidèles de cette monnaie, les amateurs de numismatique se mirent à rêver de collectionner des bitcoins, se demandant quel prix des pièces rares telles que le bloc de genèse pourraient atteindre.
Alors que le prix augmentait et le « mining » [d'où est issu la création de monnaie] devenait populaire, l’augmentation de la compétition devint synonyme de réduction des profits. Une course à l’armement commencait. Les « mineurs » cherchaient de la puissance informatique dans leur ordinateurs en utilisant des cartes graphiques toujours plus puissantes, jusqu’à ce qu’il devienne presque impossible de rivaliser. Quand les premiers mineurs avaient utilisé leurs machines existantes, une nouvelle vague, qui cherchait à miner des bitcoins 24 heures sur 24, achetaient des racks d’ordinateurs bon marché dotés de puissants processeurs refroidis par des ventilateurs bruyants.
Le boom donna la part belle à des réseaux sur lesquels les mineurs postaient des photos de leurs installations. Comme dans toute ruée vers l’or, on voyait circuler des anecdotes à la véracité douteuse. Un alaskain nommé Darrin rapporta qu’un ours s’était introduit dans son garage mais avait heureusement ignoré son système. La facture électrique d’un autre mineur augmenta tellement, dit-on, que la police fouilla sa maison à la recherche de plantations de cannabis.
Au milieu de l’euphorie, des signes plus inquiétants apparaissaient. Bitcoin avait commencé dans l’esprit communautaire du logiciel de P2P et de la philosophie politique libertarienne, avec des références à l’école économique autrichienne. Mais la monnaie réelle était au pied du mur, et la montée incroyable du taux de change avait attiré un élément différent, des gens voyant le bitcoin comme une valeur sur laquelle spéculer.
Au même moment, l’attention des médias s’enflamma exactement comme le craignait Nakamoto. Le sénateur américain Charles Schumer tint une conférence de presse en appelant la DEA (Drug Enforcement Administration) et le Ministère de la Justice à fermer Silk Road, qu’il qualifiait de « plus effronté essai de trafic de drogues sur internet jamais vu » et décrivant Bitcoin comme « une forme numérique de blanchiment d’argent ».
Au même moment, un culte de Satoshi se développait. Quelqu’un commença à vendre des T-shirts « Je suis Satoshi Nakamoto ». Des jeux d’influence se mirent en place pour nommer la plus petite dénomination du bitcoin un « satoshi ». On trouvait des mangas et des fan fictions basés sur Satoshi. Et les bitcoiners continuaient d’entretenir son mystère. Certains s’imaginaient qu’il était mort. Une petite partie d’entre eux supputaient qu’il fût Julian Assange, fondateur de Wikileaks, en personne. Beaucoup plus étaient convaincus qu’il s’agissait de Gavin Andresen.
D’autres encore croyaient qu’il s’agissait d’un des premiers défenseurs de cette crypto-monnaie — Finney, Szabo ou Dai. Szabo lui-même suggéra qu’il pouvait s’agir de Finney ou Dai. Stefan Thomas, un codeur suisse et membre actif de la communauté, référença les heures de chacun des plus de 500 messages que Nakamoto avait laissé sur le forum de Bitcoin; le graphique réalisé montrait une très forte baisse, voire pratiquement aucun message entre 5 et 11 heures (GMT) du matin.
Comme ce modèle se vérifiait également le weekend, il apparaissait que ce silence correspondait à son temps de sommeil plutot que son temps de travail. D’autres preuves suggéraient que Nakamoto était britannique : un titre de journal qu’il avait encodé dans le bloc de genèse venait du Times de Londres, tandis qu’il utilisait des formes orthographiques britanniques telles que optimise et colour.
Même la plus pure des technologies doit exister dans un monde impur. A la fois le code et l’idée de Bitcoin auraient pu être inattaquables, mais les bitcoins eux-mêmes — des chaînes uniques de nombres qui constituent les unités de la monnaie — sont des morceaux d’information uniques qui doivent être stockés quelque part. Par défaut, Bitcoin conservait la monnaie des utilisateurs dans un portemonnaie virtuel sur leur ordinateur, et quand les bitcoins valaient très peu, étaient faciles à miner et appartenaient seulement à des geeks, c’était suffisant.
Mais une fois qu’ils prirent de la valeur, le PC devint un lieu de stockage inadéquat. Certains usagers protégèrent leurs bitcoins en utilisant de nombreuses copies de sauvegardes, en les chiffrant et en les stockant sur des clés USB, des ordinateurs soigneusement vidés de leur contenu et non connectés, des clouds, ou encore des copies imprimées dans des coffres de dépôt protégés. Mais même certains usagers de la première heure avaient des ennuis pour sécuriser leurs bitcoins.
Stefan Thomas avait trois copies de son portefeuille, et en effaça deux par inadvertance avant de perdre son mot de passe pour la troisième. En un instant, il perdit environ 7000 bitcoins, d’une valeur d’environ 140 000 dollars. « J’ai passé une semaine à essayer de remettre la main dessus », dit-il. « Ce fut assez douloureux ». La plupart des gens qui ont de l’argent à protéger le mettent dans une banque, une institution vis à vis de laquelle les bitcoiners les plus zélés sont très méfiants.
Au lieu de ça, pour cette nouvelle monnaie, une industrie financière primitive et non-régulée commença à se développer. Des « services de porte-monnaie » en ligne véreux promettaient de garantir les capitaux virtuels de ses clients. Les échanges autorisaient n’importe qui à échanger des bitcoins contre des dollars ou d’autre monnaies. Bitcoin lui-même aurait pu être décentralisé, mais les utilisateurs accordaient désormais une confiance aveugle en confiant des sommes de plus en plus importantes à des tiers que même le plus radicaux des libertaires auraient beaucoup de mal à déclarer plus sûrs que des institutions financières garanties par l’Etat. La plupart de ces tiers étaient des façades sur Internet, créées par n’importe qui, n’importe où.
À mesure que les prix montaient, des évènements perturbants commençèrent à diaboliser les bitcoiners. A la mi-juin, un dénommé Allinvain signala que 25 000 bitcoins, équivalents à plus de 500 000 dollars, avaient été dérobés de son ordinateur (à ce jour, personne ne sait si cette déclaration était vraie). Environ une semaine plus tard, un hacker mit en place une ingénieuse attaque sur un site d’échange basé à Tokyo, Mt. Gox, qui traitait 90% de toutes les transactions de bitcoins.
Mt. Gox limita les retraits des comptes à l’équivalent de 1000 dollars en bitcoins par jour (soit au moment de l’attaque, environ 35 bitcoins). Après avoir fait irruption dans le système de Mt. Gox, le hacker simula une liquidation massive, amenant le taux d’échange à zéro et le laissant obtenir potentiellement des dizaines de millers de bitcoins d’autres personnes.
Au même moment, les forces du marché conspirèrent pour contrecarrer le système. Le prix dégringola, mais tandis que les spéculateurs accouraient pour tirer profit de cette chute, ils le ramenèrent vers le haut, limitant le butin à environ 2000 bitcoins. Les échanges cessèrent pendant une semaine afin de faire reculer les transactions post-krach, mais le mal était fait ; le bitcoin ne remonta jamais au dessus de 17 dollars. En un mois, Mt. Gox avait perdu 10% de son marché au profit d’une start-up chilienne justement nommée TradeHill (la colline des échanges). Pire, l’incident avait malmené la confiance de la communauté et inspiré une assez mauvaise presse.
Dans l’imagination du public, le bitcoin passa du jour au lendemain du statut de monnaie de demain à celui d’une blague dystopique. L’Electronic Frontier Foundation arrêta d’accepter les dons en bitcoins. Deux étudiants irlandais spécialisés dans l’analyse de réseau démontrèrent que Bitcoin n’était pas si anonyme que ce qui en avait été dit. Ils parvinrent à identifier un certain nombre de bitcoiners donateurs de Wikileaks (l’organisation avait annoncé en juin 2011 qu’elle accepterait ces donations).
Les nouveaux arrivants non aguerris à la technologie, s’attendant à la trouver facile d’utilisation, se trouvèrent déçus en découvrant l’énorme effort nécessaire à l’obtention, la détention et la dépense de bitcoins. Pendant un moment, l’un des moyens les plus faciles d’en acheter fut d’utiliser PayPal pour acheter des Linden dollars, la monnaie virtuelle de Second Life, puis de les échanger contre des bitcoins. Alors que la ligne de conduite des médias passait des hourras au scepticisme, la popularité qui avait été si excitante devient une source d’inquiétude.
D’autres désastres suivirent. Le polonais Bitomat, troisième échangeur mondial, révéla qu’il avait (oups) accidentellement écrasé son portemonnaie entier. Les chercheurs en sécurité détectèrent une prolifération de virus envoyés par des utilisateurs de bitcoin. Certains étaient destinés à voler des portemonnaies bourrés de bitcoins, d’autres dérobaient de la puissance processeur pour en « miner » de nouveaux.
À l’été, le plus vieux service de portemonnaie, MyBitcoin, arrêta de répondre aux emails. Il avait toujours été douteux — enregistré dans les Antilles et géré par un certain Tom Williams qui ne postait jamais dans les forums. Après un mois de silence radio, Wagner, l’évangéliste Bitcoin newyorkais, déclara finalement que selon toute vraisemblance, le responsable (quel qu’il soit) de MyBitcoin était parti avec la caisse. Wagner lui-même révéla qu’il avait gardé l’ensemble de ses 25000 bitcoins sur MyBitcoin et avait recommandé à ses amis et ses proches de faire de même.
Il rendit également possible un grand effort de vigilance grâce auquel on démasqua plusieurs suspects. Le supposé gérant de MyBitcoin refit surface, se défendant en expliquant que son site avait été victime d’une attaque. Wagner devint ensuite l’objet d’une contre-campagne qui rendit public un procès en fraude hypothécaire, lui coûtant sa réputation auprès de la majeure partie de la communauté. « Les gens avaient l’impression faussée que la monnaie virtuelle voulait dire qu’on pourrait faire confiance à n’importe qui sur Internet », dit Jeff Garzik, un membre du premier noyaux de développeurs.
Et c’est à Nakamoto plus que personne d’autre que l’on avait fait le plus confiance. Il restait mystérieusement silencieux alors que le monde qu’il avait créé menaçait d’imploser. Quelques bitcoiners se mirent à le suspecter de travailler pour la CIA ou la Réserve Fédérale. D’autres s’inquiétèrent que Bitcoin n’ait été qu’une simple chaîne de Ponzi, avec Nakamoto dans le rôle de Bernard Madoff — miner des bitcoins alors qu’ils n’avaient aucune valeur, puis attendre de les voir monter. Les bitcoiners les plus dévoués maintenirent leur foi, non seulement à l’égard de Nakamoto, mais aussi à celui du système qu’il avait créé. Et inéluctablement, derrière la paranoïa et les luttes intestines, se cachait quelque chose de plus vulnérable, une déception presque théodicale. Ce que les bitcoiners se demandaient réellement était : pourquoi Nakamota a-t-il créé ce monde si c’était pour l’abandonner ?
Si Nakamoto a abandonné ses adeptes, eux, ne sont pas prêts à laisser sa création mourir. Même si le cours de la devise a continué de chuter, ils investissent encore dans cette fragile économie. Wagner plaide pour qu’elle soit utilisée par les personnes impliquées dans le mouvement Occupy Wall Street. Tandis que la course au « mining » se termine, et que quelques « mineurs » laissent de coté leurs matériels surgonflés — « les gens sont lassés par les grosses factures d’électricité, la chaleur dégagée par les machines, et le bruit des ventilateurs », dit Garzik — les membres les plus sérieux de la communauté se tournent vers les infrastructures. Mt. Gox développe des points de vente matériel.
D’autres entrepreneurs travaillent sur des alternatives à PayPal. Deux personnes au Colorado ont lancé BitcoinDeals, un détaillant en ligne qui offre « plus d’un million de produits. » Le monde des utilisateurs de Bitcoin évolue également : Silk Road n’est dorénavant plus qu’une arrière-cour anonymisée par Tor parmi tant d’autres, dans lesquelles on peut compter « Black Market Reloaded », où de soi-disants tueurs à gages marchandent des contrats de meurtres et des assassinats.
« On pourrait dire que ça suit le « Hype Cycle » de Gartner, » dit Amir Taaki, développeur du noyau basé à Londres, faisant réference à la courbe théorique d’adoption et de maturation d’une technologie, qui commence par un « déclencheur technologique », grimpe vers un « pic d’espérances exagérées » puis s’écroule vers un « creux de désillusion » avant de remonter la « pente de l’éclaircie » jusqu’à un « plateau de productivité ». D’après cette théorie, Bitcoin remonte la pente, au fur et à mesure que les gens comprennent la valeur de ce code infaillible et laissent de côté le drame humain et les changements brutaux qui l’entourent.
Mais cette comparaison est en fin de compte inappropriée. Les vulnérabilités sous-jacentes qui ont causé des problèmes à Bitcoin — sa dépendance à des échanges centralisés, non régulés et à des portefeuilles en ligne — persistent. En effet, la plupart du « mining » est désormais réalisé par une poignée de pools de mining géants, qui pourraient théoriquement corrompre le réseau entier s’ils fonctionnaient de concert.
En dépit des bitcoiners les plus actifs, le scepticisme s’est accentué. Le prix Nobel d’économie Paul Krugman a écrit que la tendance à la fluctuation du bitcoin a encouragé l’accumulation. Stefan Brands, un ancien consultant ECash pionnier de la monnaie numérique, parle d’un système « intelligent » et se montre réticent à le critiquer mais continue de penser qu’il est fondamentalement structuré selon un schéma pyramidal qui récompense les premiers utilisateurs. « Je pense que les problèmes les plus importants sont finalement les défauts de confiance », dit-il. « Il n’y a rien pour le sauvegarder. Je connais le contre-argument, qui consiste à dire qu’il y a monnaie réelle et monnaie fiduciaire, mais c’est tout à fait faux. Il y a une vaste usine à confiance qui s’est établie à travers des mécanismes légaux. »
Il serait interressant de savoir ce que Nakamoto pense de tout ceci, mais il ne parle pas. Il ne répond pas aux emails, et les personnes suceptibles de savoir qui il est disent ne pas connaitre son identité. Andresen dément catégoriquement être Nakamoto. « Je ne connais pas son vrai nom » dit-il. « J’espère qu’un jour il décidera de ne plus être anonyme, mais je n’y crois guère ». Szabo dément également, tout comme Dai.
Finney, qui a annoncé sur son blog être atteint de sclérose amyotrophique latérale, a envoyé son démenti par email : « Dans les circonstances présentes, et étant donné mon espérance de vie limitée, j’aurais peu à perdre à abandonner l’anonymat. Ce n’est pas moi ». Le New Yorker et Fast Compagny ont tous deux commencé des investigations qui n’ont pas été au delà de la spéculation.
Le signal dans le bruit, la figure qui émerge du tapis d’indices suggère que ce serait un universitaire avec une vieille formation en programmation. Le style de notation du code de Nakamoto « était polulaire entre la fin des années 80 et le début des années 90, » note Taaki. « Il a sûrement 50 ans, à plus ou moins 10 ans. » Certains des pronostiqueurs sont confiants dans leurs précisions. « Au mieux, il est diplômé d’un Master, » dit un expert des monaies électroniques.
« Il est évident que c’est un des développeur. Peut-être Gavin si on regarde son passé. »
« Je suspecte Satoshi d’être une petite équipe au sein d’une institution financière, » dit le white hat Dan Kaminsky. « C’est mon sentiment. Je pense que c’est un ‘quant’ qui a bossé avec quelques potes »
Mais Garzik, le developpeur, rappelle que même les bitcoiners les plus actifs ont arrêté d’essayer de traquer Nakamoto. « Cela ne nous intéresse vraiment pas, » dit il. « Ce n’est pas la personne derrière le code qui est importante, mais le code lui-même. Même si certains ont volé, trompé et abandonné les bitcoiners, le code est resté vrai. »
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pour aller plus loin (en anglais) : le rapport officiel du FBI sur Bitcoin
The Future of electronic currency
source : Wired
traduction collaborative réalisée par des internautes anonymes du monde entier.
illustrations CC-by r kevin dooley
texte sous licence CC-by-nd
Génial cet article.
Excellent and wrong