Reconstruire les médias en Tunisie. Cet objectif, ambitieux, dépend en grande partie de la formation reçue par les futurs professionnels de l’information. L’Institut de Presse et des Sciences de l’Information (IPSI), seule école de ce type du pays, propose un cursus LMD (Licence-Master-Doctorat) en journalisme et communication. Nouri Lajmi, enseignant de « cyberjournalisme » et ancien journaliste sous Bourguiba et Ben Ali, nous livre sa vision sur les grands enjeux du journalisme de demain.
La révolution tunisienne a-t-elle changé quelque chose dans la formation journalistique de l’IPSI ? Nouri Lajmi, responsable de la section numérique, est mesuré : « La révolution n’a pas eu beaucoup d’influence sur l’enseignement. Mais on doit sans cesse évoluer, on met l’accent sur l’utilisation des réseaux sociaux par les journalistes… Par contre, on a plus de libertés, c’est incontestable ».
Pourtant, force est de constater que cette soudaine liberté n’est pas forcément utilisée à bon escient par les journalistes.
«Il y a eu une marge de liberté, mais pas toujours de manière positive. Cette liberté n’a pas bien été gérée, on n’a pas compris où sont les limites. En tant que journaliste, il faut être responsable» résume Nouri Lajmi.
« Mon pays m’a littéralement chassé »
Ancien journaliste, Nouri Lajmi a commencé à travailler en 1975 pour différents titres : Le Dialogue, La Presse et même… Le Renouveau. À peine a-t-il donné cette information qu’il tient à préciser : « C’était le journal du RCD, mais j’étais un électron libre dans le sens où j’étais pigiste. Je n’étais pas intégré au sein du journal. J’ai même pu créer un supplément littéraire Des arts et des lettres». Une infime marge de manœuvre en somme.
Pourtant, en 1990, il se met à l’écart du métier de journaliste et commence sa carrière d’enseignant. «Il y avait une oppression incroyable, terrible» se lamente-t-il.
Quelques années plus tard, il quitte même la Tunisie pour une coopération au Canada. C’est l’état de délabrement des médias tunisiens qui le pousse à partir : «J’étais accablé de la situation par rapport aux médias. Les flics étaient au sein de l’institut, de l’université. A l’époque, mon pays m’a littéralement chassé!».
Nouri Lajmi ne reviendra au pays qu’en 2000, pour des raisons familiales. Mais en 2010, « je pensais repartir au Canada » annonce-t-il. «Quand la révolution a éclaté, ça m’a réconcilié avec la Tunisie».
Le journalisme tunisien de demain sous pression
Après des décennies de léthargie, le réveil en démocratie ne se fait pas sans difficultés pour les journalistes tunisiens.
En tant qu’enseignant dans la seule école de journalisme du pays, Nouri Lajmi est bien conscient des attentes de la population vis-à-vis des médias «libres».
«Il y a beaucoup d’attentes, beaucoup de pression sur nous. Mais les formateurs ne peuvent pas faire de miracles, il faut une prise de conscience des journalistes. Il faut que les étudiants fassent leur part du travail, il faut une symbiose entre eux et les formateurs».
Pas facile pour des jeunes qui n’ont connu rien d’autre qu’une information contrôlée, taillée sur mesure pour un homme et son entourage.
Pour Nouri Lajmi, «il y a un travail pédagogique à faire pour leur apprendre leur rôle, leur ouvrir les yeux sur le vrai journalisme».
« Internet ne va pas tuer » les médias traditionnels…
Dans cette optique, le web est devenu indispensable à l’exercice du métier de journaliste du XXIe siècle.
Ainsi en 2000, avec des collègues canadiens, Nouri Lajmi crée le premier « Campus Numérique » pour l’enseignement du cyber-journalisme. Cette plateforme, opérationnelle en 2001, délivre des cours à distance pour trois établissements : l’Université Laval du Québec, l’ISIC au Maroc et l’IPSI à Tunis.
Le professeur tunisois n’en est pas peu fier : «l’IPSI a été un fer de lance pour que les étudiants s’initient au web. C’était la première fois que les étudiants tunisiens avaient un contact avec Internet».
Aujourd’hui, le cours de presse électronique est une option pour les étudiants de quatrième année. Nouri Lajmi justifie : «Il faut toujours former à la presse écrite, Internet ne va pas tuer la radio, la télévision ou la presse écrite. Mais il fallait créer cette spécialité pour répondre aux attentes du marché».
Pour cet amoureux de littérature, le cyberjournalisme qu’il enseigne à l’IPSI n’est pas une fin en soi : «Les étudiants sont doués pour l’utilisation d’Internet, mais ils doivent également apprendre la connaissance livresque. J’essaie de les ramener à la lecture sur Internet, mais aussi dans les livres».
Peu étonnant alors que le formateur au web-journalisme affiche une relative méfiance à l’égard des réseaux sociaux : «Facebook et Twitter sont utiles mais cela reste dans le domaine de l’éphémère, ce n’est pas suffisant. Les journalistes doivent avoir un rôle de leaders d’opinion, il y a du contenu nuisible sur Internet».
Rien n’est moins sûr, mais si l’on cherche bien il est possible d’en trouver également dans les médias traditionnels…
Quid du journalisme citoyen, concept à la mode ? Nouri Lajmi n’est pas complètement emballé : « Je ne pense pas que ce soit le terme exact, même si la participation citoyenne est indispensable. Cela dépend comment on l’utilise, mais c’est intéressant. Le journalisme est un métier, n’importe qui ne peut pas être un journaliste».
Quel que soit son nom, le journalisme de demain pourra difficilement exister sans l’appui des citoyens. Les jeunes tunisiens font preuve chaque jour de créativité pour relayer des événements dans leur ville, leur gouvernorat. Blogs, live-streaming, pages Facebook…
Ils ne sont pas (encore) journalistes mais agissent et rendent compte de ce qui agite les régions. Un travail de terrain que les professionnels des médias ne font toujours pas, se contentant le plus souvent de relayer les dépêches de l’agence TAP (Tunis Afrique Presse).
Les médias doivent prendre en considération les évolutions numériques pour, comme le résume Nouri Lajmi, assurer « leur survie [qui] dépend de leur capacité à être au service des gens ».
Le projet Speak Out Tunisia du Pacte
Si le journalisme citoyen ne semble pas encore trouver grâce aux yeux des professionnels, des initiatives commencent à voir le jour en Tunisie. Ainsi, l’association PaCTE Tunisien a lancé cette année l’opération « Speak Out Tunisia »(http://pactetunisien.com/speak/ ).
Le principe, calqué sur l’expérience réalisée par la photo-journaliste Anne Medley au Congo, consiste à former des citoyens à réaliser des productions journalistiques.
Amin Kallel, membre de l’association, nous explique le fonctionnement : « Il y a eu deux sessions de deux semaines, la première à Kébili pour les débutants, et la seconde à Tunis s’adressait à des profils plus avertis. Anne Medley assurait la formation. L’objectif est de mettre en valeur une histoire, la raconter ». Les apprentis journalistes reçoivent également des conseils techniques pour filmer, photographier et monter leurs reportages.
Pour financer le projet, le PaCTE a fait un appel aux dons via kickstarter. L’association avait besoin de récolter 19 000 dollars en 40 jours, « nous avons reçu 20 000 dollars de la part de nombreux tunisiens! » se félicite Amin Kallel. Autre preuve de l’engouement autour de « Speak Out Tunisia », cent personnes ont déposé leur candidature pour seulement 40 places.
Avec cette formation, le PaCTE entend impliquer largement le citoyen dans la transmission de l’information : » Notre souci est de savoir comment valoriser l’info, pour qu’elle soit attirante et relayable sur Facebook par exemple. On forme les gens à faire un contenu attrayant tout en faisant passer leur message » résume Amin Kallel.
Alors forcément, Amin croit beaucoup au journalisme citoyen : « Cela a été le moteur de la révolution, c’est comme ça qu’on a relayé Kasserine, Sidi Bouzid… Les médias traditionnels n’ont pas joué leur rôle alors que les réseaux sociaux ont eu une certaine autorité chez la population ».
Nejia B’chir, « élève » du Speak Out, témoigne de l’enthousiasme qui a gagné les citoyens formés à ce nouveau journalisme : » C’était très enrichissant pour tout le monde « .
Tellement qu’elle ne tarde pas à formuler une sacrée requête : « On ne peut pas obtenir de carte officielle, mais on aimerait avoir un badge pour être considérés comme journalistes citoyens. On pourrait traiter des sujets qui n’intéressent pas les journalistes officiels ! ».
Amin Kallel appuie cette démarche en imaginant « un réseau de journalistes citoyens portes-parole de leur communauté ».
Une idée à creuser pour combler le vide journalistique auquel font face certaines régions de Tunisie, entre autres.