La communication des marchands d’armes numériques se prend les pieds dans le tapis de souris

Reflets.info est un blog d’hacktivistes particulièrement impliqués dans les opérations liées au Printemps arabe. 

Double fail dans la communication des marchands de mort numérique ces derniers jours, qui révèlent malgré eux deux informations des plus intéressantes : la mise au point d’une nouvelle génération de systèmes de surveillance et de répression des populations destinés aux dictatures du monde entier, et une piste qui pourrait mener à la découverte de systèmes automatisés d’écoute des conversations téléphoniques de très grande ampleur.

LOL-Fail

Le premier fail est lié à la communication de Bull, qui fait depuis peu la Une de la presse du monde entier et qui, comme beaucoup de sociétés, communique avec les outils modernes du web deux-zéro-richmedia-interactif, en l’occurrence, une webTV corporate : Bull-World.

Dans un clip promo de fort belle facture, Olivier Jean, responsable de l’offre Datacenter mobile de son état, nous présente la solution MoBull : un vrai datacenter aménagé dans un container standard, que la société peut installer très rapidement et qui est conçu pour résister aux conditions climatiques extrêmes (comme le Moyen Orient, au hasard). Le fail arrive à 1’10 quand, trop content de nous faire visiter son joujou, Olivier Jean dévoile sans vraiment s’en rendre compte installé dans le MoBull, système repéré et dénoncé par Reflets.info en mai dernier comme étant l’arme ultime sur Internet pour les régimes répressifs.

Comme nous sommes joueurs et, en vertu du droit à la caricature (on a des juristes nous aussi), nous nous sommes permis de faire un petit détournement de ce magnifique clip corporate qui, comme tout document compromettant, ne tardera pas à disparaitre de l’Internet sous peu (pas de panique, on a des copies d’absolument tout).

Amis dictateurs, sachez que, pour quelques millions de dollars à peine, Bull peut livrer chez vous, au besoin en plein désert, une solution de surveillance de l’Internet vous permettant de traquer toute opposition politique dans votre pays afin de couper court à la moindre velléité de printemps arabe. Vous pouvez faire confiance à la technologie française et, au delà de ça, à l’Etat français qui, contre rénumération, retournera sa veste et ira même jusqu’à spéculer sur la contre-révolution, dans la société qui fait de telles horreurs.

Creepy-fail

Le deuxième fail du week-end est beaucoup moins drôle et bien plus surprenant. Il provient d’un organe d’information qui habituellement est d’un professionnalisme indiscutable : Atlantico. Certains pourraient me reprocher d’appeler cela de la presse, mais au vu de l’état de la presse en France, il n’y a pas de raison objective pour lui refuser cette appellation.

Le site d’information qui a pourtant remarquablement orchestré l’affaire DSK s’est, sans doute dans la panique et l’empressement, pris les pieds dans le tapis en mettant en avant le général Jean-Bernard Pinatel, chargé de porter la charge contre le député Christian Paul, vieux routard de la défense des libertés numériques à l’Assemblée Nationale du pays des Droits de l’Homme™ et du fromage.

Le point d’orgue du reproche adressé par le Général au Député français est que ce dernier serait un fonctionnaire. On pourrait croire que c’est juste du LOL, mais si l’on fouille dans la bio du Général, en allant au delà de ce qu’Atlantico nous laisse à voir, ce n’est plus drôle du tout.

Si Christian Paul est en effet un fonctionnaire pur sucre qui n’a, comme le souligne le général, « jamais gagné [sa] vie comme salarié dans le privé et dont la rémunération est financée par l’impôt et par la richesse que nos entreprises créent », le cas du général est étrangement similaire… ou pas.

Comme tout militaire, il a eu droit à une retraite jeune, à 49 ans (financée par l’impôt, etc), et s’est reconverti (on dit ‘pantoufler’) dans le privé, en l’occurrence chez Bull, où il a occupé durant 4 ans le poste de Directeur de la Communication, (un poste occupé aujourd’hui par la fille du ministre de la défense français), et de Délégué Général du Groupe, avant de créer une société, Datops, ex-startem, qui est devenue en 13 ans un leader dans son domaine.

On ne s’attardera pas sur le carnet clientèle de la société du général qui a fait de lui un homme riche, et qui doit bien avoir un rapport avec la commande d’Etat, et donc les impôts et tout ça, mais plutôt sur les produits que réalise cette mystérieuse société fort discrète jusqu’à l’apparition du Général dans Atlantico.

« Société spécialisée dans la veille mondiale on et offline, l’intelligence et  la gestion des « cybercrises », Startem/Datops suit de très près la façon dont les entreprises [entendez ses clients de toutes sortes] appréhendent l’information délivrée par Internet.

Pour son directeur associé, Alain Pajot, interviewé en 2001 dans le Journal du Net, elles sont en passe de perdre le combat contre les cyberconsommateurs, les cybersyndicats ou… des concurrents cherchant à les déstabiliser. »

Evidemment, ce genre de compétences peut également être mis au service de dictatures voulant combattre des cyberdissidents qui cherchent à les déstabiliser, un peu à l’image de l’opération CyberDawn, révélée dans nos colonnes il y a peu. (ici et ici)

Notons au passage que depuis 2001, la société a ajouté une corde à son arc et qu’elle a « rajouté la distribution de contenu libre de droits pour les sites Internet ou Intranet et la conception de sites ad hoc pour gérer les cybercrises ». Chez nous, on appelle cela de l’infowar.

Déjà, en 2001, l’entreprise affichait son plan de route en terme de développement :

« pour assurer un traitement rapide et pertinent de la masse énorme d’informations que nous recueillons, non seulement nous devons nous équiper de logiciels puissants, base de données, analyse sémantique multilingue, mais nous développons aussi nos propres couches logicielles. »

Parmi les technologies développées depuis, l’une d’entre elles a retenu toute notre attention, et devrait également faire tiquer nos amis journalistes préoccupés ces derniers temps par les écoutes. Tout droit sortie de la R&D de Datops, la technologie Verbatix.

Selon le propre site de Datops, cette technologie a « pour vocation de démontrer la capacité des technologies de reconnaissance vocale développées par Datops à capter et analyser des verbatims ‘de consommateurs’ pour enrichir une base de connaissance. Les verbatims sont captés directement sur les canaux audio des « Call Centers ». La reconnaissance vocale qui suit est adaptée spécifiquement à l’identification la plus fiable possible des éléments essentiels du discours. »

Bien sûr, vous avez là l’utilisation dans un cadre légal d’une technologie développée par une entreprise dont l’un des fondateurs est un militaire ayant fait une large partie de sa carrière dans l’armée à des postes liés au renseignement ou à la communication, et qui défend aujourd’hui bec et ongles la vente d’une technologie d’écoute Internet à une dictature. Une technologie qui, rappelons-le, serait également en service en France.

S’imaginer que la technologie Verbatix de Datops n’est pas utilisée dans le cadre de la mise sous écoute en masse de la population serait, comme le souligne si bien le général Pinatel dans Atlantico, « prendre les gens pour des naïfs ».

Contacté suite à ces découvertes, le député Christian Paul, quelque peu agacé par le cynisme du Général, a réagi vigoureusement :

« Il faut que cette affaire soit tirée au clair, il faut que l’on arrive, à partir de cet exemple, à savoir si cette technologie [mise au point la Amesys] a été vendue sans autorisation ou s’il y a une faille dans le système [dont Bull a profité], tel que semble le sous-entendre le Général Pinatel, et dans ce cas il faut modifier cela de toute urgence. Cela vaut également pour les technologies telles que Verbatix dont l’utilisation, si elle était avérée en France [pour des écoutes sauvages], relève de l’infraction pénale. Si cette technologie n’est pas sur la liste du matériel soumis à autorisation avant exportation, il faut l’y inscrire sur le champ.

Par ailleurs, l’accompagnement et le SAV des technologies Bull a pu être fait auprès de dictatures dans des conditions qu’il est urgent d’éclaircir. »

Comme la vidéo surveillance, l’écoute des conversations téléphoniques peut, de nos jours, être réalisée de façon algorithmique : leur classement, leur stockage, leur analyse sont essentiellement faites par des ordinateurs, ce qui permet non plus d’écouter quelques journalistes, mais d’envisager sérieusement de le faire à des échelles bien plus larges, comme de mettre sous écoute l’ensemble des militants d’une opposition politique, voire une population tout entière. Les slides de présentation de la technologie Verbatix de Datops, faites avec l’Oréal comme ‘case study’ (copie miroir ici), laissent imaginer l’efficacité d’un tel produit dans le cas d’écoutes à des fins politiques : de quoi lire la stratégie de ses adversaires avant même que ces derniers ne l’aient formalisée.

Plus besoin d’une armée d’espions comme à l’époque de l’affaire de la cellule antiterroriste de l’Elysée ; il suffit d’une batterie d’ordinateurs.

En donnant la parole à un ex de la grande muette, Atlantico a levé le voile sur un énième blackops numérique français. Décidément, le secteur est gigantesque et foisonne de sociétés de services de toutes tailles, dont toutes, pour l’instant, semblent avoir le même but et travailler dans le même environnement : le clan au pouvoir actuellement en France, un pays bien parti pour être en 2012 ce que Orwell imaginait pour 1984.

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Auteur:Fabrice Epelboin

2 Réponses à “La communication des marchands d’armes numériques se prend les pieds dans le tapis de souris”

  1. Répondre
    momo le ricanant
    12 septembre 2011 à 07:04 #

    Comme c’est bizarre, la vidéo n’est pas disponible dans mon pays (la France).

    Le problème est lié a fait qu’il ne faut pas grand’chose pour censurer quelque-chose. Il suffit de demander gentiment youtube.
    Cela concerne en fait tout moyen de diffusion collectif, tout particulièrement s’il est à caractère commercial. Ces gens ne prendront jamais le moindre risque.

    • Répondre
      Fabrice Epelboin
      12 septembre 2011 à 07:27 #

      Amusant, hein ? Le problème, c’est qu’en effet, c’est facile à faire avec un citoyen ordinaire, mais là, Reflets, c’est un organe de presse…

      La suite, ça va être soit un belle effet Streisand, soit un Google (qui est alerté) qui va vite revenir sur cette décision.

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